ARTE POVERA
L'Arte Povera ou la guérilla comme stratégie de l'art.
Les acteurs de Arte Povera, refusant de se prêter au jeu de l’assignation d’une identité, c’est-à-dire de se laisser enfermer dans une définition, rejettent la qualification de mouvement, pour lui préférer celle d’attitude. Etre un artiste Arte Povera, c’est adopter un comportement qui consiste à défier l’industrie culturelle et plus largement la société de consommation, selon une stratégie pensée sur le modèle de la guérilla. Dans ce sens, Arte Povera est une attitude socialement engagée sur le mode révolutionnaire. Ce refus de l’identification et cette position politique se manifestent par une activité artistique qui privilégie elle aussi le processus, autrement dit le geste créateur au détriment de l’objet fini. En somme, en condamnant aussi bien l’identité que l’objet, Arte Povera prétend résister à toute tentative d’appropriation. C’est un art qui se veut foncièrement nomade, proprement insaisissable.
Néanmoins on peut tenter de dénombrer les artistes italiens qui ont participé à cette expérience, essentiellement entre 1966 et 1969 :
Giovanni Anselmo, Alighiero e Boetti, Pier Paolo Calzolari, Luciano Fabro, Jannis Kounellis, Mario Merz, Marisa Merz, Giulio Paolini, Pino Pascali, Giuseppe Penone, Michelangelo Pistoletto et Gilberto Zorio ; sans oublier le critique d’art qui a formulé et diffusé la ligne théorique d’Arte Povera, Germano Celant.
L'expression "Arte Povera" est utilisée pour la première fois en septembre 1967 par Germano Celant pour intituler une exposition présentée à Gênes. Elle emprunte le prédicat "pauvre" à une pratique théâtrale expérimentale, mais selon quelle signification ? On a tantôt suggéré qu’il s’agissait d’utiliser des matériaux pauvres, comme des objets de rebus ou des éléments naturels. Mais de nombreuses œuvres réfutent cette interprétation en intégrant des matières plus sophistiquées comme le néon. La référence fréquente à la nature est plutôt à considérer comme un exemple de point d’appui anhistorique à partir duquel il devient possible de critiquer le présent. Dans ce sens, les artistes de l’Arte Povera participent pleinement à la réflexion sur la dialectique entre la nature et la culture.
Mais qu’est-ce alors que cette pauvreté que doit viser l’art ? En reprenant l’analogie établie par Germano Celant entre l’art et la guérilla, on peut émettre l’hypothèse que la pauvreté est à l’art ce que l’artillerie légère est au guérillero : l’artiste doit idéalement renoncer au besoin d’un équipement lourd qui le rend dépendant de l’économie et des institutions culturelles. La pauvreté de l’art est une notion négative qui pose une interdiction de moyens quant à la réalisation des œuvres, mais qui requiert une richesse théorique afin de se guider.
Ainsi, Arte Povera participe pleinement de l’utopie contestataire de la fin des années 60 et revendique à sa manière une tendance de l’art contemporain italien face à la suprématie du marché de l’art américain.
Les artistes et leurs œuvres .
La plupart de ces textes sont extraits ou rédigés à partir des ouvrages La Collection, Musée national d’art moderne, Ed. du Centre Pompidou, Paris, 1987, et La Collection, Acquisitions, 1986-1996, Ed. du Centre Pompidou, Paris, 1996.
Giovanni Anselmo .
Borgofranco d'Ivera, Italie, 1934
Giovanni Anselmo, Senzo titolo (Struttura
che mangia), 1968
(Structure qui mange)
Granit, fils de cuivre et laitue fraîche
70 x 23 x 37 cm
Composée de deux blocs de granit polis et d’une laitue fraîche,
cette œuvre repose sur l'opposition des matériaux qui sont ici assemblés
et maintenus en équilibre. Le contraste entre l’élément minéral, en l’occurrence
du granit souvent utilisé dans l’art funéraire, et la laitue fraîche, signe
de vitalité, souligne l’effet de l’altération du temps et la fragilité
du monde vivant. En effet, il faudra changer fréquemment l'élément végétal pour
maintenir l’équilibre précaire de cette sculpture. Pourtant, en dépit
de son caractère éphémère, c’est lui qui préserve l’unité de la structure
grâce à son potentiel énergétique. La cohérence du tout dépend du volume qu'il
occupe. L’œuvre prend également une dimension humoristique en apparaissant
comme une grande bouche vorace qui engloutit sa ration quotidienne.
Biographie
Giovanni Anselmo est très discret quant à son parcours précédant son entrée sur la scène artistique. Depuis 1966, il réalise des sculptures à partir de matériaux naturels comme la pierre, le bois, le fer, ou de matières végétales. Anselmo repositionne les matières pour tenter de leur redonner leurs qualités originelles : tension, énergie, éternité, basées sur les lois de la physique comme la pesanteur, la gravité et sur leurs transformations possibles (granit et laitue, rails de chemin de fer et éponge végétale par exemple). Le granit, symbole de dureté, lui permet de signifier des notions comme l’éternité ou la masse, qu’il met en scène pour figurer la loi physique de la pesanteur et par extension toutes les lois primordiales de la nature. Ainsi dans Direzione (Direction), 1967-1968, Mnam, bloc triangulaire orienté vers le nord, axe de référence, il insère une boussole dont la direction de l'aiguille souligne la symétrie du triangle. Cette œuvre fait surgir dans l’espace culturel du Musée une dimension originelle, celle de la présence de l’axe tellurique qui renvoie à l’éternité.
Dans les années 70, Anselmo remplace la matière par le mot, ce qui le rapproche, du point de vue des moyens, de l'Art conceptuel (1). Toutefois, son propos est différent puisqu’il ne s’interroge pas sur le rapport du signe linguistique à son référent. Anselmo entend plutôt manifester une tension entre le virtuel et le réel, comme par exemple dans Infinito, 1971, où l’artiste "projette le mot infinito sur une paroi sur laquelle il ne peut être lu ; pour lire l’écrit infinito, il faut "aller" jusqu’au point situé à l’infini".
(1) L'Art conceptuel. Voir le dossier pédagogique sur les collections du Mnam .
Jannis Kounellis .
Le Pirée, Grèce, 1936
Jannis Kounellis,
Senza titolo, 1969
(Sans titre)
Plaque d'acier et cheveux
100,5 x 70,5 x 5 cm
Kounellis refuse généralement tout titre à ses œuvres, parce qu’il entend
revenir, en deçà des mots et des symboles culturels, à l’immédiateté des
sensations. L’image de cette plaque de métal d’où surgit une tresse
de cheveux offre à la fois une dimension théâtrale et une invitation au toucher.
En assemblant ces matériaux opposés par leur texture (le froid, le chaud), l’artiste
reconstitue une unité par la teinte, comme si ces éléments avaient été liés au-delà
de leur stade iconographique. Si la rencontre fortuite entre ces deux objets évoque
l’univers de De Chirico, elle ne peut être considérée comme une nostalgie
du passé. Kounellis propose un champ de perception, autre que celui du regard
cultivé.
Biographie
Lié à l’Arte Povera, Kounellis a bâti une œuvre où se mêlent peinture et sculpture, architecture et musique, théâtre et danse. De 1958 à 1965, il peint des lettres, des flèches et des numéros, sur des supports de bois ou de papier journal. Après une interruption de deux ans, il reprend en 1967 son travail artistique, et expose à la galerie de l’Attico à Rome, avec les artistes de l’Arte Povera.
Depuis, l'ensemble de ses travaux s'attache à l’invention d’un langage qui fait dialoguer la nature et la culture : un cactus, du charbon, un perroquet, de la laine, du bois ou du café où se mêle le feu, "matériau" volatile et incontrôlable... autant d’éléments qu’il met en scène pour composer ce qu’il affirme être des "figures vitales". Il cherche en réalité à élargir "le royaume des sens" (Germano Celant), à donner à voir l’existence précaire des choses, des éléments et leur signification. L'artiste a recours à des matériaux originels et chaque élément est rendu à sa singularité propre.
Dans les années 70, Kounellis intègre la dimension théâtrale et musicale à son œuvre. Il réalise plusieurs décors d'opéras. Il fait également référence aux cultures méditerranéennes anciennes en proposant une relecture du sacré et du mystère. Indifférent à la chronologie de son œuvre, l’artiste reprend aujourd'hui certains motifs et certaines figures de son travail passé, dans des installations qui conjuguent l’hermétisme au sensible pour élaborer une véritable poétique.
Mario Merz
Milan, 1925 - Turin, 2003
Mario Merz, Igloo de Giap,
1968
Armature de fer, sacs de plastique remplis de terre, tubes de néon, batteries, accumulateurs
120 x 200 cm (diamètre)
Cet igloo, qui fait partie d’une série réalisée par l’artiste entre 1968 et 1969, est constitué d’une structure métallique en forme de demi-sphère, sur laquelle sont fixés des treillages de métal ligaturés par des fils d’acier. L’armature est recouverte de petits sacs de plastique remplis de terre glaise.
Pour Mario Merz, l’igloo incarne la forme organique par excellence. Il est à la fois "le monde" et "la petite maison". Il est l’image de la survivance, à la fois une édification nomade et un abri. Ici, il est utilisé par l’artiste comme support d’une revendication tant politique qu’artistique.
Sur l’ensemble de cet igloo, en lettres capitales de néon, court la sentence du général Giap en italien : "Se il nemico si concentra perde terreno, se si disperde perde forza" (Si l’ennemi se concentre il perd du terrain, et si l'ennemi se disperse, il perd sa force). L’inscription de cette formule s’appuie sur la forme symbolique de la spirale, figure dynamique qui résout le dilemme entre la force et l’expansion exprimé par le général vietnamien. Mais la spirale se construit aussi grâce à la suite logarithmique de Fibonacci, où chaque nombre est la somme des deux précédents et où le rapport de deux termes consécutifs tend vers le nombre d'or. Elle rappelle ainsi l’harmonie recherchée par les artistes de la Renaissance italienne, en même temps qu’un rapport de proportion inscrit dans la nature. Par cette figure géométrique qu’est la spirale, l’art, la vie et la stratégie de résistance du général Giap sont posés en adéquation. Cette œuvre, contemporaine de la guerre du Vietnam, est marquée par l’idéologie contestataire des années 60.
Biographie
A la fin de la guerre, Mario Merz commence des études de médecine à Turin avant de devenir peintre dans les années 50 : il est alors proche de l’informel. Il élabore un vocabulaire peuplé d’images abstraites et de signes inspirés directement de la nature. De cette période, l’artiste a détruit un grand nombre d’œuvres.
Au début des années 60, il incorpore à ses travaux des substances organiques et découvre les premiers éléments d’une thématique dont il ne se départira plus, notamment la figure de la spirale, symbole du temps et de l’expansion de l’espace.
En 1967, il participe, galerie La Bretesca de Gênes, à la première exposition de l’Arte Povera, Arte Povera – Im Spazio, organisée par le critique Germano Celant, rencontré un an plus tôt. Le travail de l’artiste à cette époque consiste à confronter des objets naturels et symboliques à des structures correspondant à des modèles mathématiques, œuvres dont l’igloo devient la forme emblématique (Igloo de Giap, 1968).
En 1969, il expose, à la galerie l’Attico de Rome, une installation intitulée Che Fare ? (Que faire ?), composée d’une Simca 1 000 traversée d’un tube de néon, de branchages où sont posés des paquets de vitres empilées, et d’un igloo translucide.
Dans les années 80, il renoue avec la peinture et concentre sa réflexion sur le thème de l’animal, que ce soit le lion, la chouette ou le crocodile. Notamment dans son Hommage à Arcimboldo, 1987, Mnam, il présente un crocodile naturalisé confronté à la suite mathématique de Fibonacci. C’est l’occasion pour l’artiste de donner à voir les deux grandes conceptions occidentales de la nature : le spectacle, que l’on peut contempler dans les musées d’histoire naturelle et, selon la formule de Galilée, le "vaste livre … écrit en langage mathématique".
Pino Pascali
Bari, 1935 - Rome, 1968
Pino Pascali, Le penne di Esopo, 1968
(Les plumes d’Esope)
Armature en bois, laine d'acier tressée, plumes
Profondeur : 35 cm, diamètre : 150 cm
Achat 1991
AM 1991-98
Cette œuvre appartient à une vaste série intitulée Ricostruzione della natura (Reconstruction de la nature), 1967-1968, restée inachevée par la mort de l'artiste. Faisant écho à la démarche des Futuristes italiens, en particulier au manifeste de la Reconstruction futuriste de l’univers de 1915, cet ensemble est à la fois un programme d’imitation parodique de la nature et une tentative de reconstruction des gestes élémentaires de l’homme dans sa lutte pour la survie. A côté des Penne di Esopo (les plumes d’Esope), Pascali a réalisé les fameux Bachi da setola, vers à soie à l’échelle démesurée faits de brosses ménagères, ou encore L’arco di Ulisse (l’arc d’Ulysse) et La tela di Penelope (la toile de Pénélope), lesquels comme Le penne di Esopo, font appel à la mythologie gréco-romaine et plaident pour un retour à des valeurs originelles.
Le penne di Esopo fut exposé pour la première à la Biennale de Venise de 1968. Sous une esquisse de l’œuvre, Pascali avait écrit : "Hommage à un poète antique". A travers les symboles de la cible et des flèches, il s’agit par conséquent de souligner le pouvoir du poète pour qui les mots sont des armes. En ce sens, Le penne di Esopo n'est pas sans rappeler les premières productions de Pascali, les Armi (Armes). Cependant, à la différence de cette série qui présente des canons, grenades et mitrailleuses comme des jouets de mort, à la fois sophistiqués et puérils, les flèches évoquées ici suggèrent d’authentiques armes ayant la force de la simplicité.
Biographie
Après des études de scénographie et la réalisation de décors, Pino Pascali débute véritablement une carrière artistique en 1964 qui s’achève seulement quatre ans plus tard avec sa mort des suites d’un accident de moto.
Son travail s’est élaboré par cycles, développant chaque fois de nouvelles propositions où, entre fiction et réalité, se jouent faux-semblants et justesse du simulacre.
Les Quadri-Ogetti (Tableaux-Objets) de 1964, structures de bois recouvertes de toile tendue peinte à l’émail, déclinent des détails de l’anatomie féminine. Les Armi (Armes) de 1965, assemblages d’objets disparates recouverts d’une couche de peinture verte, sont des leurres pour jouer à la guerre qui deviennent, selon le critique Maurizio Calvesi, un "meeting pacifiste, un spectacle de récitation, une séance de jeu, une mauvaise aventure de la fantaisie".
Les Finte Sculture (Fausses Sculptures) de 1966 s’attachent à inventorier "les animaux naturels" et la "nature vierge", leurs formes tronquées, qui, sous prétexte d'évoquer la "décapitation du rhinocéros" ou "de la girafe", parleraient plutôt de celle de la sculpture. Enfin, les Elementi et la Ricostruzione della natura (1967-1968) s’interrogent sur le dialogue entre la nature et la culture, par exemple en revisitant avec humour les mythes de Tarzan et d’Ulysse.
Giuseppe Penone
Garessio Ponte, Cuneo, Italie, 1947
Giuseppe
Penone, Soffio 6, 1978
(Souffle)
Terre cuite
158 x 75 x 79 cm
Le Souffle témoigne de la volonté du sculpteur d’inscrire son geste au plus proche de la permanence des mythes. Réalisée en terre cuite et constituée de trois sections superposées, cette jarre est à la mesure du corps dont l’empreinte y est pétrifiée. L’artiste fige dans le matériau la fluidité fondamentale du temps. "Dans ce moment de prise de possession de la réalité, comment vivre le processus si ce n’est de l’intérieur ?", écrit Germano Celant.
Penone, attaché à vouloir renouveler son expérience, a réalisé six grands vases semblables, faisant clairement apparaître une figure pétrifiée dotée d’un cou et d’une bouche s’ouvrant sur une véritable trachée. Preuve, s’il en faut, qu’il s’agit d’abord de signifier la relation physique du sculpteur à l’œuvre. Mais plus largement c'est aussi de la relation empathique de l'homme à la nature en général dont parlent ces œuvres. Le Souffle indique ainsi l'idée d'énergie impalpable, de signe de vie, de survivance matérialisée par cette terre cuite, sorte de matrice de l'origine de la création.
Biographie
Giuseppe Penone vit et travaille entre la France et l'Italie. Aussi est-il, à l’instar d’autres protagonistes de l’Arte Povera, l’une des figures de l’art italien des années 60 dont l’œuvre se confond intimement avec la situation spécifique du nord de la Péninsule.
Mais, à la pratique essentiellement ancrée dans le milieu urbain de différents artistes qui lui sont proches, Penone veut opposer une œuvre soumise à – et complice de – la nature. Si ses premières pièces et expériences, directement liées et conçues dans et avec la Nature, témoignent d’une attention extrême aux "énergies à l’œuvre" (croissance, équilibre, érosion, souffle), les réalisations qui suivent, où son corps devient partie intégrante et outil d’introspection de l’objet visuel, prennent une autre signification (Se retourner les yeux, 1970, Pression, 1974-1977, Patates, 1977). Il s’essaie ainsi à retrouver dans une pratique purement sculpturale les processus imperceptibles et néanmoins vivants de chaque modification (Souffle de feuille, 1982), attentif à l’état transitoire des choses et à la préhension que son corps peut en avoir.
Alors que les éléments constitutifs de ses premières œuvres rejoignaient le matériau caractéristique des pratiques "pauvres" ou "conceptuelles" (matériel de projection, photographies, etc.), Penone a, au milieu des années 70, retrouvé par le bronze et les techniques les plus classiques ce qui, en somme, est le sujet de son œuvre entière : révéler la nature dans la culture et la culture dans la nature.
Michelangelo Pistoletto
Biella, Italie, 1933
Michelangelo
Pistoletto, Metrocubo d’infinito,
1966
(Mètre cube d'infini)
6 miroirs, cordes
120 x 120 x 120 cm
Achat, 1990
AM 1990-158
Le Metrocubo d’infinito (Mètre-cube d’infini) fait partie de la série des Oggetti in meno (Objets en moins) qui, comme l’explique Pistoletto lui-même, sont des objets "soustraits à sa propre unité", autrement dit, des objets qui n’expriment pas sa propre personnalité puisque ce sont des parodies des tendances artistiques contemporaines. Ainsi, le Metrocubo d’infinito emprunte la rigueur de l’Art minimal.
Cependant, au delà de la citation, Pistoletto poursuit avec cette œuvre sa quête sur les effets du miroir. Ce matériau, utilisé depuis les Quadri-Specchianti (Tableaux-miroirs), pour introduire le mouvement dans la peinture, bénéficie dans ce dispositif d’une démarche de "libération". En effet, les miroirs placés ici à l'intérieur de la sculpture sont "si étroitement proches" qu’on ne peut rien voir. Les six miroirs ne reflètent qu’eux-mêmes, mutuellement et à l’infini. Comme le souligne l’artiste, "en mettant le nez dedans, la dimension de ce qui se produirait à l’intérieur se serait altérée et le travail aurait changé".
Biographie
Après les Tableaux-miroirs (exposés à partir de 1962), Pistoletto développe, dès le milieu des années 60, la série des Oggetti in meno (Objets en moins).
En 1967, lorsque Germano Celant s’attache à définir le concept d’Arte Povera, Pistoletto en incarne déjà certains principes, comme l’usage de matériaux non nobles. Pourtant, son œuvre reste singulière au sein du groupe. Marqué par les expériences du Living Theatre, il créé sa propre compagnie, le Zoo, active jusqu’en 1969, dans laquelle l’implication du public trouve, par rapport aux miroirs, une "orchestration" concrète, hors du champ des arts réputés "plastiques".
Pour Pistoletto, l'utilisation des miroirs prend paradoxalement naissance dans un amour de la sculpture, détourné au profit d’une réflexion sur la peinture pour, en définitive, renouer avec la tridimensionnalité, en autant d’étapes, depuis les Tableaux-miroirs jusqu’aux sculptures en polyuréthane et en marbre des années 80.
Gilberto Zorio
Andorno Micca, Italie, 1944
Gilberto
Zorio, Per purificare le parole, 1969
(Pour purifier les paroles)
Tuyau de pompier (caoutchouc dur gainé de grosse toile), embouchure en zinc ;
tubes en fer
Hauteur : 170 cm, diamètre : 300 cm
Cette œuvre, une des premières pièces de la série Per purificare le parole commencée en 1969, se présente comme un alambic élémentaire propre à un rite initiatique. Il symbolise l'acte mental de purification des paroles que l'on sépare de leurs scories, grâce à un processus de transformation matérialisé par le circuit du tuyau.
Les installations ultérieures de cette série, plus élaborées, comportent des objets fragiles (creusets, urnes en céramique, vasques de peau) en équilibre précaire à l’intersection de perches courbes, ou disposés selon une forme récurrente en étoile.
Ces pièces proposent à celui qui se prête à l'expérience de voir ses paroles devenir esprit.
Biographie
Depuis sa première exposition à la galerie Sperone de Turin en 1967, l’œuvre de Gilberto Zorio est liée à l’histoire de l’Arte Povera.
Les premières productions sont des objets étranges, résultats d’actions achevées ou en cours, mettant en jeu des forces physiques et des réactions chimiques simples : Colonne, 1967, tube d’éternit en équilibre sur des chambres à air ; Rose/Bleu/Rose, 1967, cylindre d’éternit coupé dans sa longueur et rempli d’un mélange de plâtre et de cobalt qui change de couleur au gré des variations de l’humidité de l’air ; Piombi, 1968, constitué de deux plaques-récipients de plomb contenant respectivement de l’acide sulfurique et de l’acide chlorhydrique qui attaquent, plus ou moins lentement, et en prenant des couleurs différentes, une barre de cuivre recourbée dont les extrémités baignent dans les acides.Viennent ensuite des pièces impliquant l’action et la réaction du corps de l’artiste comme Odio (colère en italien), mot inscrit à la hache dans un mur. Le rôle des mots et de la parole est ici capital dans une œuvre traversée, "informée" par la langue.
En 1969, Zorio participe à la célèbre exposition Quand les attitudes deviennent forme, organisée par Harald Szeemann à Berne. A cette occasion, il réalise Torcia, pièce radicale où des torches enflammées, suspendues au-dessus du sol, tombent en provoquant l’effondrement et la destruction de l’œuvre.
En 1969, il expose également à Paris pour la première fois, et à New York pour la manifestation Nine at Castelli où, avec Anselmo, ils sont les seuls artistes européens confrontés aux artistes du Process Art, de l’Antiform et du Post-minimal.
Textes de référence
Germano Celant, "Notes pour une guérilla", Flash
Art, Milan, novembre-décembre 1967 (extrait).
Reproduit dans Identité italienne, l’art en Italie depuis 1959,
sous la direction de Germano Celant, Ed. du Centre Pompidou, Paris, 1981, pp.
218-221.
Le choix d’une expression libre engendre un art pauvre, lié à la contingence, à l’événement, au présent, à la conception anthropologique, à l’homme "réel" (Marx). C’est là un espoir, un désir réalisé de rejeter tout discours univoque et cohérent (…) car l’univocité appartient à l’individu et non pas à "son" image et à ses produits. Il s’agit d’une nouvelle attitude qui pousse l’artiste à se déplacer, à se dérober sans cesse au rôle conventionnel, aux clichés que la société lui attribue pour reprendre possession d’une "réalité" qui est le véritable royaume de son être. Après avoir été exploité, l’artiste devient un guérillero : il veut choisir le lieu du combat et pouvoir se déplacer pour surprendre et frapper.
Giuseppe Penone, textes extraits de Respirer l’ombre, Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts, Paris 2000.
La nature, le paysage européen qui nous entoure est artifice, il est fait par l’homme, c’est un paysage culturel. L’action de l’homme a modifié la nature préexistante, en en créant une nouvelle, produit de son action, de son art. La valeur culturelle la plus immédiate d’une œuvre humaine tient souvent à ce qu’on la reconnaît. On a tendance à séparer l’action de l’homme de la nature comme si l’homme n’en faisait pas partie. J’ai voulu fossiliser l’un des gestes qui a produit la culture. 1977 (p.91).
Une œuvre d’art se fonde sur les sens et sur la logique qui en dérive. C’est un langage fondé sur ce que nous percevons et qui, d’après la science actuelle, est très différente de la réalité. La réalité atomique des choses, d’un objet, d’un tableau, d’une sculpture, d’une feuille de papier, est un espace où évoluent des systèmes d’atomes qui ont peu de choses en commun avec l’apparence de ce que nous touchons. La réalité est invisible et intangible. C’est une grande libération ; la certitude que ce que nous croyons voir, n’est pas la réalité des sens mais la réalité définie par la science grâce à un langage mathématique et scientifique qui est certes engendré par les sens mais tend à en nier l’exactitude et la capacité de compréhension et d’analyse. C’est un contresens fantastique. C’est le principe qui détermine la stupeur entre un paysage réel et le même paysage peint. 1983 (p.131).
Michelangelo Pistoletto, extrait de "Le Ultime Parole Famose", Turin, 1967, Traduction française dans Arte Povera, Art Editions Villeurbanne, 1989, pp. 231-234.
[…] Ma marche actuelle est ainsi latérale.
Chaque production est pour moi libération, ce n’est pas une construction
qui veut me représenter. Je ne me contemple pas non plus sur mes travaux et
nul ne peut se réfléchir sur moi, à partir de mes productions. Chaque œuvre
réalisée est destinée à poursuivre seule sa route, elle ne m’entraîne pas
à sa suite dès lors que je m’active déjà sur un autre terrain. Le problème
posé par l’actualité immédiate n’a plus de sens dans les formes choisies.
Pas question de changer les formes tout en laissant le système intact, il faut
plutôt emmener intactes les formes, hors du système. Pour être à même de le
faire, il faut être absolument libre. Considérer l’actualité des formes
revient à ne pas être libre de considérer les formes du passé. Comme nul ne
possède les formes de l’avenir, à l’intérieur du système, la liberté
consiste à pouvoir faire qu’une seule chose.
Pour moi, il est des formes plus ou poins actuelles ; toutes les formes sont à notre disposition, tous les matériaux, toutes les idées et tous les moyens de les exprimer. Le chemin où l’on marche en biais sur le côté mène hors du système, qui lui, va tout droit. Devant nous, plus aucune ligne d’arrivée, où arriver premier serait méritant, où arriver dernier ferait courir un blâme. Toute course effrénée vers un point abstrait engendre un système de conflit entre individus et masses. Avec l’avancée sur le côté, la course entre individus se fait sur des lignes parallèles. C’est que chaque individu avance à sa façon, sans se projeter hors de lui, ni sur des points abstraits, ni sur les autres. Sur cette voie, il n’y a pas de meilleurs ni de pires : chacun est ce qu’il est, chacun fait ce qu’il fait. Ici nul n’a besoin de feindre pour paraître le meilleur, et il devient très facile de communiquer dans un langage non structuré, parce que chacun fait facilement comprendre qui il est et comme il est. Finalement, pour comprendre et communiquer, les mécanismes de la perception peuvent fonctionner à plein.
Textes de référence
Germano Celant, "Notes pour une guérilla",
novembre-décembre 1967
Giuseppe Penone, textes extraits de Respirer l’ombre,
2000
Michelangelo Pistoletto, extrait de Le Ultime
Parole Famose, 1967